Madoff

Confessions-fiction d'un escroc de la finance et virtuose de la dissimulation

La vie est une fraude.
Où qu’on naisse, on s’engraisse.
Avant que l’on ne trépasse, on passe à la caisse.
La vie est une fraude, dis-je.
Jour et nuit rôdent les prodiges
qui traquent la prochaine arnaque.
Certains viennent au monde pour pondre.
D’autres pour tondre. Et quand la poule aux oeufs d’or
dort, les renards sortent dare-dare pour lui damer le pion.

La vie est une attrape.
Une succulente dinde flanquée de comptables marrons
que d’hilarants larrons attendent au tournant pour plumer.
Du jour où je l’ai prise en chasse, j’en ai savouré
chaque instant, chaque morceau de la farce.
Elle m’a rendu gras, je lui ai rendu grâce.
D’un geste providentiel. Comme l’autre dindon
aux airs présidentiels dans sa Maison Blanche,
au moment de l’Action de grâce.

La vie, c’est de la poudre aux yeux.
C’est du fard à paupière pour les roturières.
Un tour de passe-passe pour manchots disgracieux
à boutons de manchettes, engoncés dans leur complet-cravate.
Manhattan est un îlot de banquise d’où ces idiots morveux
se graissent la patte puis s’élancent gaiement en fille indienne,
creusant chaque jour un peu plus les sillons de leur bêtise.

Je les observais depuis la terrasse qui ceinturait mon penthouse
de l’Upper East Side. Tandis que ces minables perdaient un temps précieux
pour apprendre à voler (avec vos actions !), Mesdames et Messieurs,
moi, le Bandit Manchot, la crapule, le vicieux,
d’un bras invisible je passais à l’action.
Moi, Bernard Lawrence Madoff, d’un tour de poignet,
d’un mouvement de Rolex, je passais à l’histoire.

Des remords, des regrets ? Pourquoi j’en aurais ?
J’ai roulé la Terre entière comme une vulgaire
crotte de nez à la barbe des régulateurs de marché !
On dit de moi que j’ai floué le système.
Bullshit. En vérité, il n’y a pas de système.
Wall Street est une gigantesque usine à gaz
que personne ne comprend ni n’oserait toucher.
Alors, à l’inextricable complexité des choses,
j’oppose mon véto.

Très tôt, j’ai compris où était ma place. Sous la ligne de flottaison.
Du bassin de natation aux plages de Long Island, je voyais dériver
ma jeunesse et les jambes sveltes des baigneuses de Montauk.
J’aime ce front de mer plus que tout autre. Il s’en dégage quelque chose
de gaélique et de sauvage. Un drame se joue dans les entrailles de l’océan.
La dure loi du règne animal frappe mon esprit de son cynisme brutal.
Happé par le ressac des rouleaux écumants, le plancton échoit à des poissons plus grands. C’est ainsi depuis toujours. Alors plancton, planque ton fric !
T’es le krill des requins de Wall Street !

D’aucuns diront que j’ai monté cela de toutes pièces.
Je veux parler de ma pyramide, de ma pièce montée.
Ils disent : « Bernie nous a bernés. Bernie nous a trahis. »
Crevures ! Ingrats ! Faux derches ! Laissez-moi vous dire :
Taureau j’étais, Taureau je reste. Qu’on me châtre,
qu’on m’estoque. Ceux qui croient m’abattre
en épuisant mes stocks, je les encornerai.
Je les étriperai. Ils m’ont traîné dans la boue
face contre terre. Ils m’ont jeté au trou,
pour me faire taire. Ils me posent en vitrine
puis se posent en victimes. Fuck my victims!

La vie est une comédie.
Une tragique séquence qui a pris fin quand le rideau est tombé
sur plusieurs décennies de supercherie et d’errance.
Au balcon des super riches, ma chérie trouvait le champagne rance.
Accusant le coup, ma propre progéniture m’a livré en pâture
comme du pâté de charogne aux gardiens de la bien-pensance.
Quoi, moi, m’enfuir ? Comment l’aurais-je pu ?
J’ai trop l’esprit de famille.

Quand je foutrai le camp d’ici, d’ici un siècle et demi,
quel âge aurai-je ? Quel décalage aurai-je avec tous ces zombies ?
Émergeant de la vase, comme le dernier des pourris,
j’irai m’écraser sur la plage ou dans un club de jazz.
Et vous verrez. Rien n’aura changé.
Montauk sera toujours The End.
Un paradis pour esclaves de la planche à billets.
Une enclave pour salopards habillés en Ralph Lauren.

Ma vie est une fraude. Mon histoire, celle d’un escroc.
Certains soirs, je laisse errer ma conscience hors de ces barreaux.
Qu’as-tu fait de ta vie, Bernie ? La réponse s’impose comme une idée lumineuse.
Un commutateur, pardi ! De la folie pure. Simple et furieuse.
Mad on. Mad off.

© Emmanuel Dubelman 2016 [première année de présentation au public]. Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés. Sauf autorisation, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation individuelle et privée est interdite.


Photo : Piscine de l’hôtel Habana Riviera, Vedado, La Havane, Cuba © Emmanuel Dubelman 

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